Pas
très loin, un groupe de manifestants en soutien à la Palestine appelle à
boycotter Israël et son occupation mortifère (le 29 novembre étant
aussi la journée internationale de solidarité avec le peuple
palestinien). Des touristes déposant des fleurs devant la statue de la
République en hommage aux victimes des derniers attentats, des derviches
tourneurs, des skaters, des badauds viennent compléter ce tableau,
véritable inventaire à la Prévert.
Une
chose est sûre : il y a des flics partout, plus d’une centaine de
camionnettes entourent la place et pas seulement des playmobils
antiémeute. Enormément de flics en civil sont disséminés dans la foule,
la pesanteur de l’état d’urgence se fait bien ressentir... Impuissance
du tas de chaussures, impuissance de la foule clairsemée, éclatée et
surveillée. Il règne une sorte de flottement, chacun sachant les raisons
pour lesquelles il est venu mais n’ayant aucune idée de la forme que
vont prendre les choses. L’installation des cantines qui distribuent des
super repas à prix libre permet de détendre provisoirement
l’atmosphère. On s’assoit par terre, on se restaure, on prend des forces
pour la suite.
Pendant ce temps, malgré l’interdiction et malgré
la militarisation, la foule continue de grossir. Nombre de participants à
l’éphémère chaîne humaine sont revenus, un peu frustrés. Quelques
petits cortèges se forment, commençant à encourager les gens à
manifester. Un peu avant 14h, un mouvement un peu sérieux commence à se
faire en direction du boulevard Magenta, et la foule, qui s’ennuie
manifestement sur la place de la République, se met progressivement en
marche, s’intégrant au cortège en cours de constitution.
La place
est déjà bloquée à toutes ses issues, nous commençons donc par marcher
sur son pourtour jusqu’alors laissé ouvert au trafic automobile. Etrange
cortège qui se met en branle et tourne autour de la place, et donc
autour de la République, manifestant en rond et en vain sans parvenir à
trouver une issue. Dès 14h, nous nous retrouvons absolument nassés.
Impossible de quitter la place par les rues adjacentes, les sorties de
métro sont elles aussi fermées à la demande de la pref. Voilà donc ceux
et celles qui ont bravé l’état d’urgence, enfermés dehors. Nous scandons
des slogans contre la COP21 et son monde étouffant, contre l’état
d’urgence qui s’abat sur nous, contre la police qui, quand elle ne nous
"protégeait" pas encore, assassinait Rémi Fraisse, perpétrait des crimes
racistes.
"Si on ne marche pas, ça ne
marchera pas", "police partout, justice nulle part", "état d’urgence,
État policier, on ne nous empêchera pas de manifester" ou encore le très sobre
"liberté, liberté !" sont repris avec force.
Après
avoir fait face aux barrages de CRS situés à l’entrée du boulevard
Saint-Martin, de la rue du Temple, du boulevard du Temple et du
boulevard Voltaire, nous nous engouffrons dans l’ouverture de l’avenue
de la République, pas pour longtemps. La ligne de CRS est présente là
aussi. Dans un premier temps les manifestants tentent de passer
pacifiquement. Au bout de quelques secondes tout le monde est aspergé
par des gazeuses.
Après
une bonne dizaine de minutes de "contact" où certains et certaines
essayent de déborder la ligne de CRS, les flics commencent à taper plus
fort et à re-gazer abondamment les premiers rangs. Nous finissons par
refluer sur la place, et c’est reparti pour un tour.
Rue
du Faubourg du Temple, boulevard Magenta... Toujours à quelques
milliers, dans une ambiance plutôt déterminée et joyeuse : on manifeste,
malgré leur interdiction minable, nous les défions, sur cette place
censée incarner la citoyenneté et l’unité nationale. Convaincus que nos
idées sont importantes, qu’elles méritent d’être défendues en dépit de
l’injonction venue d’en haut de nous regrouper autour de valeurs
supposées communes. Nous sommes là pour dire nous ne voulons pas de leur
protection, que nous n’approuvons pas leur déferlement sécuritaire, la
répression des composantes les plus faibles et discriminées de la
population. Pas de trêve entre nous et l’Etat ! Pas de complaisance
envers le cirque de la COP21, la destruction concertée et mesurée du
monde. Nous l’avions déjà dit il y a longtemps :
la COP sera sociale ou ne sera pas !
Avant
15h, nous sommes donc bel et bien enfermés place de la République. Ceux
qui nous bloquent et nous lançent des gaz commencent à recevoir
quelques projectiles. Rien de bien méchant, d’ailleurs, il n’y aurait
apparemment aucun blessé de leur côté. A l’entrée de la rue du Temple,
les projectiles qui leur pleuvent dessus commençent à se faire plus
nombreux et ils nous renvoient donc les leurs. Assez graduellement mais
dans un temps court ce sont d’abord quelques grenades lacrymogènes, puis
des grenades offensives ou de désencerclement qui sont tirées en
nombre. Des dizaines de projectiles en caoutchouc dur seront retrouvés
plus tard sur la place. Les tirs se font de plus en plus tendus, au
niveau des visages. Certains manifestants sont blessés par des éclats.
Mais qui bloquait qui ? Qui défendait les pompiers pyromanes réunis au
Bourget, censés oeuvrer pour le bien de l’humanité ? Qui s’est arrogé le
droit d’assigner nos camarades à résidence, de les surveiller des mois
voire des années à l’avance ?
Les
grenades lacrymogènes continuent de pleuvoir, leurs gaz envahissant peu
à peu toute la place, chassant notamment les personnes regroupées
autour du mémorial pour les victimes du 13 novembre (la rue du Temple,
d’où partaient les tirs, est à une centaine de mètres du monument). Le
scénario qui se reproduit ensuite rappelle les manifs de l’été 2014,
quand le gouvernement Valls se plaisait à interdire les manifestations
de soutien au peuple palestinien (il n’avait pas eu besoin d’état
d’urgence pour ça) : gros nuage de gaz, les manifestants refluent, puis
reviennent. La tension ne cesse évidemment de monter et chaque fois que
les gaz se dissipent, les projectiles pleuvent plus drus sur les lignes
policières, à différents endroits de la place. Sauf que cette fois, il
n’y a pas que des mottes de terre disponibles sur cette place aseptisée.
Les chaussures, qui demeuraient jusqu’à présent impuissantes, étalées
dans un coin de la place, viennent à s’écraser sur les visières des
CRS, retrouvant là leur vraie fonction.
Quelques
bougies volent accompagnées de leurs bocaux en verre. Il ne faut pas y
voir une marque d’irrespect envers les victimes du 13 novembre, nous
sommes nombreux à trouver que le drapeau tricolore et l’état d’urgence
insultent bien plus leur mémoire.
Puis
les forces de l’ordre pénètrent sur la place de la République par
centaines, d’abord depuis le boulevard Voltaire, puis par le boulevard
du Temple, rabattant tout le monde sur leur passage, véritable
déferlante de bleu, par laquelle l’Etat entend montrer son
intransigeance envers toute forme de contestation. Ces deux lignes sont
suivies par une cohorte de flics en civil, massés à l’entrée de l’avenue
de la République, puis par les autres, encerclant tous les
manifestants. Cette place, incontrôlable durant quelques instants
redevient alors le piège prévu par l’urbanisme sécuritaire parisien.
S’étant
rendus maîtres de l’espace, les flics font ce qu’ils veulent. Ils
mattraquent à tout va, saccagent les fameuses bougies devant la statue
de la République et mettent en nasse plusieurs centaines de personnes.
Il y en aura deux : l’une à l’entrée de la rue du Faubourg du Temple,
l’autre sur la place au niveau du Boulevard Magenta.
- Les flics piétinent le mémorial place de la République
La
plupart des copains énervés ont fait cramer leurs déguisements noirs
dans une poubelle et au pied d’un arbre avant de se disperser et de
quitter la place. Les deux jolis feux de joie sont bientôt éteints par
les bleus. Restent les clowns, les pacifistes, les acrobates et pas mal
d’entre nous qui, bien qu’encerclés, constatent que l’ambiance s’est un
peu détendue. Les deux groupes nassés sont séparés, les chants
rebondissent d’un côté et de l’autre, plutôt bon enfant. On se fout de
la gueule des flics, l’attroupement prend des allures de spectacle de
rue. Peu à peu ils resserrent la zone, les coups de matraques dans la
tête, les gens traînés par terre, le gazage directement dans leurs yeux
rappellent aux pacifistes assis sur le pavé qu’un CRS est toujours
partant pour nous casser la gueule.
A
partir de ce moment ce sera l’arbitraire le plus total. Certaines et
certains sont envoyés dans différents commissariats, d’autres restent
parqués. L’ambiance est assez surréaliste. Nous sommes environ 150
entourés d’un dispositif massif dans un coin de la place. Le campement
s’organise sous le regard vitreux des soldats. On se retrouve à pisser
contre le mur dont on comprend qu’il est celui de la caserne de
République. Deux copains grimpent à l’arbre pour y planter un drapeau
"Pace". Une sono a été nassée avec nous et le tout prend l’allure d’une
rave partie où la drum & bass se ponctue de chants anti-flics. On
bêle pour moquer ces moutons, on scande "Appellez la police, nous sommes
séquestrés". Sur les portables, on apprend que
Le Figaro nous
traite "des manifestants les plus durs" et qu’Hollande nous trouve
"scandaleux", ça fait rire tout le monde. Les flics réagissent
régulièrement en attrapant au hasard l’un de nous qui est traîné dans un
camion où il reste pendant des heures à communiquer avec ceux toujours
dehors. Peu avant 20h, les bleus tentent de communiquer avec nous au
mégaphone alors qu’un deuxième bus est arrivé pour nous embarquer et que
certains ont été violemment arrachés à la foule. On refuse de croire
leurs mensonges et d’être libérés sans nos camarades. Deux couloirs sont
finalement organisés et nous sommes libérés après une palpation assez
légère et sans contrôle d’identité. Un CRS ravi nous lâche "allez à
demain, on s’est bien marrés aujourd’hui".
Durant tout ce temps et
jusqu’à la fin, les personnes qui avaient d’une manière ou d’une autre
pu s’échapper du "grand ratissage" reviennent en soutien aux personnes
nassées. Les profils sont très hétérogènes et, contrairement à ce
qu’essayent de raconter la préf’ et les mass médias, il n’y avait pas
que des encagoulés présents. De nombreuses personnes sont restées, se
sont mises en danger, par soutien aux autres manifestants et pour défier
l’état d’urgence. Une manif sauvage de 150 à 200 personnes s’est formée
à ce moment-là derrière les barrages côté grands boulevards et est
joyeusement partie défiler jusqu’à ce qu’elle soit rattrapée par les
fics et dispersée vers Stalingrad. Malgré la répression aveugle de la
préfecture de police qui aurait encore pu blesser grièvement un
manifestant, il y avait quand même une certaine énergie sur la place où
les clivages classiques entre gentils manifestants
vs méchants encagoulés ont partiellement sauté devant l’urgence de la situation à ne pas abandonner la rue.
Gageons que cette énergie reste vivante dans les semaines et les mois à venir.
Ne
nous leurrons pas : nous avons réussi à manifester, de diverses
manières, mais nous n’avons certainement pas enrayé le programme en
cours d’élaboration pendant cette conférence climatique, dont les
objectifs actuels, 2C° de réchauffement "seulement", stupidement
criminels pour des millions d’êtres humains, ne seront pas même
atteints. Programme délirant comprenant la promotion de solutions
énergétiques de remplacement ultra dangereuses comme le nucléaire, des
mesures d’apprentis-sorciers envisagées telles que la géo-ingéniérie
mais (évidemment !) une absence totale de remise en cause de la
principale cause du changement climatique, la croissance industrielle
infinie exigée par le capitalisme pour sa propre survie.
Les
critiques qui ne manqueront pas de pleuvoir sur la supposée
irresponsabilité des manifestants radicaux ne contribueront qu’à masquer
davantage à quel point cette radicalité se place en-dessous de ce
qu’une telle situation appellerait comme réactions de notre part. De
cette journée du 29, il faut surtout retenir ce message : nous sommes
déterminés à lutter, quels que soient les obstacles qui viendront
entraver notre route. Reste à répondre à cette question, toujours en
suspens : comment lutter ?
Des membres de l’automédia de l’AG antiCOP21
PS :
à l’heure où cet article est publié (le 30 novembre), la police fait
état pour la seule journée du 29 novembre de 341 interpellations, dont
317 suivies d’une garde-à-vue.