Publié sur Feu de Prairie.
"Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre." (Karl Marx).
"Les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi
dire, deux fois. [...] la première fois comme tragédie, la seconde comme
farce." (encore Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, 1852).
"Le pétainisme est le nom, en France, de la
forme étatisée et catastrophique de la désorientation. Ce pétainisme,
générique si l’on veut, commence bien avant Pétain : en 1815 avec le
retour de la réaction dans les fourgons des armées étrangères
d’occupation. Du pétainisme générique, on peut isoler quelques traits
formels : a) la capitulation et la servilité vis-à-vis des puissants de
ce monde se présentent sous l’aspect apparemment opposé de la rupture et
de la régénération morale ; b) l’abaissement national est imputé à une
crise morale grave (p. ex. mai 68) ce qui permet à la morale de venir à
la place de la politique qui est, quant à elle, tenue en lisières (c’est
l’Etat qui est entièrement chargé de la politique et qui a les mains
libres pour ce faire) ; c) l’exemple du redressement vient de l’étranger
(en l’occurrence Bush et Blair), doctrine dans la dépendance d’une
logique politique du modèle ; d) l’idée qu’il s’est passé quelque chose
de néfaste amène à lier historiquement deux événements : l’un négatif,
en général un événement ouvrier ou populaire (le Front Populaire pour
Pétain, mai 68 pour Sarkozy) et l’autre positif, de nature étatique ; e)
enfin, un élément racialiste, avec p. ex. des énoncés comme « la France
n’a de leçons à recevoir de personne », où se dit que notre
civilisation, nos valeurs, notre essence, … sont quand même supérieurs à
ce qui existe dans d’autres régions du monde. Le pétainisme comme
subjectivité générale de masse, va en réalité couvrir … quoi ? Très
crûment : une guerre contre le peuple, la servilité vis-à-vis de
l’extérieur et la protection des fortunes…" (Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, 2007).
"J’ai dit, il y a cinq ans, que l’élection de Sarkozy, relevait de ce
que je nommais un « pétainisme transcendantal ». Nombre de lecteurs
inattentifs, ou qui avaient de bonnes raisons de lire de travers, ont
cru, ou feint de croire, que je comparais Sarkozy à Pétain. Il était dès
lors facile de dire des choses comme « Tout de même ! Sarkozy ne va pas
déporter les juifs ou collaborer avec un envahisseur ! ». Plus
généralement, quel rapport entre le vieux maréchal de la guerre de 14-18
et le fringuant comploteur qui s’était emparé à la hussarde de la
mairie de Neuilly, centre vital de l’argent et de l’entregent, alors
qu’il n’avait que vingt-cinq ans ?
Non, je ne comparais aucunement les personnes. Je désignais une forme
historique de la conscience des gens, dans notre vieux pays fatigué,
quand le sourd sentiment d’une crise, d’un péril, les fait s’abandonner
aux propositions d’un aventurier qui leur promet sa protection et la
restauration de l’ordre ancien. Pétain prenait un ton solennel pour dire
que la défaite (qui était en réalité la sienne, une capitulation
lamentable et sans nécessité) était la conséquence des « fautes » et des
légèretés » des Français. Il promettait de leur épargner, en signant un
armistice honteux, les efforts requis par la continuation de la guerre
tout en leur infligeant, par un coup d’Etat installant l’extrême-droite
au pouvoir, le dur labeur d’une « remise en ordre ». Il s’adressait
ainsi à une disposition nationale ancienne, qui avait fait ses preuves
en 1815 au moment de l’invasion étrangère et de la Restauration, et en
1870 au moment de l’invasion prussienne et de la capitulation des
« républicains ». Dans tous ces cas, la fraction réactive et apeurée de
la population, hantée par le péril révolutionnaire, préfère s’abandonner
aux bons soins de l’étranger, des militaires, des agents de la réaction
la plus noire et des calculateurs les plus opportunistes. Ce mélange de
peur, de goût de l’ordre, de désir éperdu de garder ce qu’on a et de
confiance aveugle en la coalition des aventuriers de passage et des
vieux chevaux de retour de la droite extrême, c’est cela que j’ai nommé
le « pétainisme transcendantal », et c’est bien ce qui a assuré
l’élection de Sarkozy.
Ceux qui prennent le pouvoir dans ces conditions subjectives doivent,
qu’ils le veuillent ou non, suivre un chemin de radicalisation
réactionnaire. Ils ne peuvent en effet tenir aucune des promesses que
leur désir ardent de s’installer dans l’Etat et de le monopoliser au
profit de leur clique les a contraints à prodiguer. En fait d’ordre, de
retour aux vieilles valeurs, de travail acharné, de fin des gaspillages,
de sécurité renforcée, d’autorité des vieux sur les jeunes, d’écoles
sages comme des images, de corps constitués protégés, honorés et bien
payés, bref de tout ce qui plaît aux consciences infectées par le
pétainisme transcendantal, on va avoir le constant désordre des actions
incohérentes et vaines, le bling-bling des vies privées tapageuses et de
la corruption omniprésente, l’anarchie des dépenses et des déficits, le
développement du chômage comme d’un cancer inguérissable, la violence
partout, et d’abord la policière, des insurrections nihilistes de la
jeunesse, un désastre scolaire généralisé, les corps de l’Etat décimés
et méprisés, même la magistrature, même les gendarmes, et tout le reste à
l’avenant. Pour dissimuler cette sorte de pillage politique de l’Etat,
Sarkozy et sa clique ne peuvent que puiser leur rhétorique dans
l’arsenal disponible du pétainisme proprement dit : mettre tout ça sur
le dos des « étrangers » ou présumés tels, des gens d’une civilisation
« inférieure », des « intellectuels « coupés des réalités », des malades
mentaux, des récidivistes », des enfants génétiquement délinquants, des
nomades et du laxisme des parents dans les familles pauvres. D’où une
succession inimaginable de lois scélérates concernant toutes les
catégories exposées et appauvries, des ouvriers étrangers aux
psychotiques à l’abandon, des prisonniers aux chômeurs de longue durée,
des enfants mineurs dont la famille est sans ossature aux vieux des
hospices. On aura aussi droit au développement infâme des thèmes
identitaires (les « vrais » Français, l’identité chrétienne de l’Europe,
les gens « normaux »…), aux traditionnelles invectives contre les
intellectuels qui répandent des savoirs inutiles. On aura bien entendu
une surveillance assidue des journaux et de la télévision,
progressivement muselés et corrompus, de façon à ce qu’aucun des méfaits
du pouvoir ne puisse jamais être mis sur la place publique et jugé pour
ce qu’il est. On aura à l’extérieur, pour dissimuler la vassalité
atlantique restaurée – ainsi de notre absurde présence dans la guerre
américaine en Afghanistan -, quelques coups de menton, parfois
ridicules, comme la « médiation » de Sarkozy entre les Russes et les
Géorgiens, parfois scandaleux, comme l’installation en Libye, à coups de
bombardements, du règne des bandes armées sous le couvert de quoi les
puissances se redistribuent la manne pétrolière.
Tout cela dessine une configuration qui, très clairement, déporte la
droite classique française, libérée par l’élection de Sarkozy des
ultimes résidus du gaullisme, vers une sorte de mélange extrémiste entre
l’appropriation de l’Etat par une camarilla politique directement liée
aux puissances d’argent et au gotha planétaire et une propagande
archi-réactionnaire dont le centre de gravité est une xénophobie
racialiste." (Alain Badiou, Sarkozy pire que prévu, 2012).